Recueil des disjonctions
compendium of disjunctions
« Or on se trompe souvent sur la nature des fantômes. S’ils traversent toutes les frontières de l’espace et du temps, s’ils se révèlent capables d’innerver notre monde commun et jusqu’à nos moindres gestes, ce n’est pas qu’ils seraient immatériels ou de « pures esprits ». c’est au contraire, que leur matérialité est aussi tenace qu’elle est subtile : poussières, scories, résidus, sables dans l’engrenage... » Georges Didi-Huberman , Table de montage : regarder, recueillir, raconter, Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine, p. 68.
Je n'ai jamais eu l'intention de quitter l'atelier du cordonnier critiqué par Pierre Boulez. Au contraire, j'ai toujours mis l'accent sur cette « autre musique » de l'intelligence des mains, qui rapproche des éléments éloignés et justes (Valery, Godard). J'examine minutieusement chaque point de couture, chaque point de contact entre des objets en apparence disparates. Je les rapproche, les mets en contact, les confronte dans des gestes précis qui rappellent les gestes techniques du percussionniste. C'est ma façon d'ausculter le « grand cluster vivant » (Claude Ballif). Ces points de couture révèlent la matérialité et la corporalité de nos fantômes : ce qui nous hante et qui construit nos mondes (nos "mondiations", comme le dirait Philippe Descola), ce qui se sédimente au fond de nos pensées, ce qui nous possède nous envoûte (par qui sommes-nous parlés?). C’est la méthode que j’applique dans le recueil des disjonctions qui est en quelque sorte mon carnet de recherche sur la musique et la création sonore contemporaine.
Grâce à ces méthodes d'enregistrement (dont on perçoit les indices), aux points d'entrée et de sortie définis sur la table de montage, et aux points de couture qui relient ces fragments, ces morceaux hétérogènes, ces rushes, deviennent des « objets chevelus » (Bruno Latour). Dans leur succession et dans la profondeur de la table de montage, ils sont liés de toutes parts aux mondes dont ils sont issus, arrachés, traînés comme un corps tiré de l'eau. La table de montage est un champ de ruines à l’envers (une image que j’emprunte à Robert Smithson) d'où émane un certain parfum des coutures : le motif dans le tapis.
Le projet "Recueil des disjonctions" repose sur cette auscultation des coutures qui révèle les points de montage de la pensée, et rend sensible la manière dont elle se forme dans la bouche. Cette pensée qui épouse en inframince les détours, au fond des gorges, la corporalité de la respiration de celui qui parle et la sédimentation de certain mot qui se sont alors solidifié comme un bézoard qu’ il va falloir rendre au monde. C'est mon unique travail de recherche en art sonore aujourd'hui : une succession de montages visant à rendre lisible cette table de montage avec ses ruptures, ses confrontations, ses contaminations, ses mouvements tectoniques sous la peau de l'audible. Plus qu’un entretien d’artiste sonore remarquable, l’ensemble est ensuite retranscrit et complété par une mise en page qui fait apparaître l’architecture du montage que des références artistiques viennent compléter.